Choses vues dans la Géorgie en guerre, par Bernard-Henri Lévy. Jusqu’où descendrons-nous dans lâcheté, l’improvisation et l’aveuglement, nous Européens de l’U.E.

((/images/h_4_ill_1085339_bhl.jpg)) [http://www.lemonde.fr/europe/article/2008/08/19/choses-vues-dans-la-georgie-en-guerre-par-bernard-henri-levy_1085547_3214.html#xtor=EPR32280154&ens_id=1036786|http://www.lemonde.fr/europe/article/2008/08/19/choses-vues-dans-la-georgie-en-guerre-par-bernard-henri-levy_1085547_3214.html#xtor=EPR-32280154&ens_id=1036786|fr]%%% Voici son témoignage en Géorgie qui se passe, hélas, de tout commentaire.%%% Tant qu’il y aura des témoins de sa trempe pour mettre face à leurs responsabilités nos politiques français suffisants, inconsistants et imprévoyants ….%%%

 » La première chose qui frappe dès qu’on sort de Tbilissi, c’est l’inquiétante absence de toute force militaire. J’avais lu que l’armée géorgienne, défaite en Ossétie, puis mise en déroute à Gori, s’était repliée sur la capitale pour la défendre. Or j’arrive aux faubourgs de la ville. J’avance de quarante kilomètres sur l’autoroute qui coupe le pays d’est en ouest. Et, de cette armée censée s’être regroupée pour opposer une résistance acharnée à l’invasion, on ne voit quasi pas de trace. Ici, un poste de police. Plus loin, un quarteron de soldats aux uniformes trop neufs. Mais pas une unité combattante. Pas une pièce de défense antiaérienne. Même pas ce paysage de herses et de chicanes qui, dans toutes les villes assiégées du monde, sont censées retarder la progression de l’ennemi. Une dépêche, pendant que nous roulons, annonce que les chars russes se dirigent vers la capitale. L’information, relayée par les radios et, finalement, démentie, crée un désordre sans nom et fait que rebroussent chemin les rares automobiles qui s’étaient aventurées hors de la ville. Mais le pouvoir, lui, semble avoir étrangement baissé les bras. L’armée géorgienne serait-elle là, mais cachée? Prête à intervenir, mais invisible? Serions-nous en présence de l’une de ces guerres où la ruse suprême est, comme dans les guerres oubliées d’Afrique, d’apparaître le moins possible? Ou bien le président Saakashvili a-t-il fait le choix du non-combat – comme pour nous mettre, nous, Européens et Américains, devant nos responsabilités et nos choix (« Vous vous prétendez nos amis? Vous nous avez cent fois dit qu’avec nos institutions démocratiques, notre désir d’Europe, notre gouvernement où – fait unique dans les annales – siègent un premier ministre anglo-géorgien, des ministres américano-géorgiens, un ministre de la défense israélo-géorgien, était le premier de la classe occidentale? Eh bien, c’est le moment ou jamais de le prouver »)? Je ne sais pas. Mais le fait est que la première présence militaire significative à laquelle nous nous heurtons est un long convoi russe, cent véhicules au moins, venu tranquillement faire de l’essence en direction de Tbilissi. Puis, à quarante kilomètres de la ville, à la hauteur d’Okami, un bataillon, russe toujours, appuyé sur une unité de blindés dont le rôle est d’empêcher de passer, dans un sens les journalistes et, dans l’autre, les réfugiés. L’un d’entre eux, un paysan blessé au front, encore hébété de terreur, me raconte l’histoire de ce village, en Ossétie, d’où il a fui à pied voici trois jours. Les Russes sont arrivés. Les bandes ossètes et cosaques ont, dans leur sillage, pillé, violé, assassiné. Elles ont, comme en Tchétchénie, regroupé les jeunes hommes et les ont embarqués dans des camions vers des destinations inconnues. On a tué les pères devant les fils. Les fils devant les pères. Dans les caves d’une maison qu’on a fait sauter en y accumulant des bonbonnes de gaz, on est tombé sur une famille qu’on a dépouillée de tout ce qu’elle avait tenté de cacher et on a mis les adultes à genoux avant de les exécuter d’une balle en pleine tête. L’officier russe, responsable du check-point, écoute. Mais il s’en fiche. Il a l’air, de toute façon, d’avoir trop bu et il s’en fiche. Pour lui, la guerre est finie. Aucun chiffon de papier – cessez-le-feu, accord en cinq ou en six points – ne changera rien à sa victoire. Et ce pelé de réfugié peut bien raconter ce qu’il veut. 2. A l’approche de Gori, la situation est différente et devient, soudain, plus tendue. Au bord de la route, des Jeeps géorgiennes dans le fossé. Plus loin, un tank carbonisé. Plus loin encore, un check-point plus important qui bloque, lui, complètement le groupe de journalistes auquel nous nous sommes mêlés. Et, surtout, il nous est clairement dit, là, que nous ne sommes plus les bienvenus. « Vous êtes en territoire russe, aboie un officier bouffi d’importance et de vodka. Ne peuvent aller plus loin que les accrédités par les autorités russes »… Heureusement surgit une voiture battant pavillon diplomatique. C’est la voiture de l’ambassadeur d’Estonie. A son bord, outre l’ambassadeur, le secrétaire du Conseil national de sécurité, Alexander Lomaia, qui a l’autorisation d’aller, derrière les lignes russes, chercher des blessés et qui accepte de m’embarquer, ainsi que la députée européenne Isler Béguin et une journaliste du Washington Post. « Je n’assure la sécurité de personne, prévient-il – c’est clair? » C’est clair. Et nous nous entassons dans l’Audi, qui met le cap sur Gori. Après six nouveaux check-points, dont un constitué d’un simple tronc d’arbre levé et abaissé par un treuil, commandé par un groupe de paramilitaires, nous arrivons à Gori. Nous ne sommes pas au centre-ville. Mais, du point où Lomaia nous a laissés avant de repartir, seul, dans l’Audi, récupérer ses blessés, de ce carrefour que contrôle un char énorme et haut comme un bunker roulant, nous pouvons constater les incendies à perte de vue. Les fusées éclairantes qui, à intervalles réguliers, illuminent le ciel et sont suivies de détonations brèves. Le vide encore. L’odeur, légère, de putréfaction et de mort. Et puis, surtout, le bourdonnement incessant des véhicules blindés et, une fois sur deux à peu près, des voitures banalisées remplies de miliciens reconnaissables à leurs brassards blancs et à leurs cheveux retenus par des bandanas. Gori n’appartient pas à cette Ossétie que les Russes prétendent être venus « libérer ». C’est une ville géorgienne. Or ils l’ont brûlée. Pillée. Réduite à l’état de ville fantôme. Vidée. « C’est logique, explique, tandis que nous attendons, debout dans la puanteur et la nuit, le retour de Lomaia, le général Vyachislav Borisov. Nous sommes là parce que les Géorgiens sont des incapables, que leur administration s’est effondrée et que la ville était livrée aux pillards. Regardez ceci… » Il me montre, sur son téléphone portable, des photos d’armes dont il souligne lourdement l’origine israélienne. « Est-ce que vous croyez qu’on pouvait laisser ce bazar sans surveillance? D’ailleurs, je vais vous dire… » Il se rengorge. Allume une cigarette dont l’allumette fait sursauter le petit tankiste blond qui s’était endormi dans sa tourelle. « Nous avons convoqué, à Moscou, le ministre des affaires étrangères israéliennes. Et il lui a été dit que, s’il continuait à fournir les Géorgiens, nous continuerions, nous, de livrer le Hezbollah et le Hamas. » Nous continuerions… Quel aveu! Deux heures passent. Deux heures de rodomontades et de menaces. Avec, parfois, une voiture qui ralentit mais qui, avisant le tank, semble se raviser et repart. Jusqu’à ce que revienne enfin Lomaia et qu’il nous confie la vieille dame et la femme enceinte qu’il a tirées de l’enfer et qu’il nous charge de ramener à Tbilissi.  » Bernard-Henri Lévy